En ce jeudi 4 juillet, il règne sur le circuit de Montlhéry une ambiance un peu particulière. Non loin d’un hélico noir et vert posé à l’intérieur de l’anneau, une voiture de course provoque un petit attroupement. Une douzaine de personnes, pas plus. Une machine bestiale s’apprêterait-elle à prendre la piste ? Pas vraiment : il s’agit d’une modeste Lotus Seven de 1964. Mais pas n’importe laquelle.
Henri Pescarolo s’installe à son bord : “C’est émouvant pour moi de retrouver cette voiture, nous confie-t-il, car sans cette Lotus Seven, je n’aurais jamais été pilote de course ! Et c’est d’autant plus émouvant que ce n’est pas une copie mais bien la voiture de l’époque, qui a été superbement restaurée.”
“C’est bien l’auto que je conduisais en 1964 dans la Coupe des Provinces, l’opération Ford Jeunesse organisée à cette époque-là grâce à Sport Auto, son rédacteur en chef Jabby Crombac et son directeur Jean Lucas, Ford et la radio Europe no  1. Le but était de trouver des pilotes français. Il n’y en avait plus.”
“Certains étaient morts, comme Jean Behra, qui avait laissé des souvenirs impérissables. D’autres avaient tout juste pris leur retraite, comme Maurice Trintignant. Beltoise était un très bon pilote moto mais il n’avait pas encore fait de la voiture. Bref, il n’y avait plus de pilote en France ! Sport Auto venait de se créer. C’était une revue très dynamique et qui avait identifié le besoin de repérer de nouveaux pilotes en France. D’où cette opération Ford Jeunesse…”
Ford distribue alors 19 kits de Lotus Seven à autant d’automobile-clubs français. Charge au club de monter les voitures et de les faire courir dans une série de courses spécifiques sur circuit mais aussi dans quelques courses de côte.
Henri se souvient encore du jour où il a appris le lancement de cette initiative : « Un matin, en allant à la fac de médecine en voiture, j’ai entendu un flash présentant l’opération dont Europe no  1 était partenaire. Ça a fait tilt. Je m’emmerdais tellement en médecine… »
A l’époque, Henri ne s’imagine absolument pas pilote de course : « Dans ma famille, on ne connaissait pas du tout la course automobile. Et moi, je ne rêvais que d’une chose, c’était d’être pilote de chasse. J’ai donc fait maths sup, pour devenir pilote de chasse ou pilote d’essai dans l’aviation, mais ma mère est morte à ce moment-là. Ça m’a complètement perturbé et je me suis retrouvé dans la voie familiale en médecine alors que ce n’était pas du tout ce que je voulais faire. »
Cette annonce à la radio pique la curiosité de notre étudiant : « Je me suis dit : “Ça pourrait être amusant de voir ce que c’est.” Pour le club parisien de l’AGACI, les sélections se déroulaient à Montlhéry. J’y suis venu. »
Il y avait en tout près de 700 inscrits. Henri se souvient d’un candidat en particulier : « Il y avait un très beau gosse parmi nous. Il s’appelait François Cevert. Mais son père a décidé qu’il fallait d’abord qu’il passe son bac avant de faire de la course automobile. Donc il a été éjecté des sélections. Heureusement, parce que c’était l’un des tout meilleurs ! »

Trouver son don

Ce premier vrai contact avec le sport auto a été un réel déclic pour Henri : « Je pense que le gros problème pour beaucoup de jeunes, c’est de trouver ce pour quoi ils ont quelque don. Moi, j’étais moyen en tout. J’ai passé mon brevet et mon bac du premier coup, mais j’étais dans la moyenne basse en général. Et là, je me suis retrouvé au volant des voitures de l’école de pilotage. Ce n’était pas encore la Lotus. C’étaient des Triumph TR4, je crois. Et tout à coup, j’ai découvert que, finalement, c’était ce pour quoi j’étais fait. Les moniteurs de l’école ont dit à mon père : “Vous savez, votre fils, il va déjà plus vite que nous !” J’ai soudain compris que j’avais un certain don pour ça, même si j’ignorais totalement sur quoi ça allait déboucher. Au bout du compte, nous n’étions plus que quatre ou cinq pilotes sélectionnés pour faire la saison sous les couleurs de l’AGACI. »
Sans conteste possible le plus rapide de ce groupe, Henri Pescarolo est choisi pour disputer la première course de la Coupe des Provinces au volant de la fameuse Lotus Seven peinte aux couleurs de Paris. Ça tombe bien : cette épreuve se déroule sur le circuit de Montlhéry, fin avril 1964.
Toutes les voitures ne sont pas encore prêtes et la course se résume à un duel entre les deux représentants des clubs parisiens : Henri Pescarolo pour l’AGACI et Claude Swietlik pour l’ACIF. Henri l’emporte, mais il y a failli y avoir prolongations : « On était à deux doigts de se bagarrer à la fin de la course tellement on s’est bagarrés pendant la course ! », précise le quadruple vainqueur du Mans.
A l’époque, Henri n’a pas encore son célèbre casque vert : « Je suis allé avenue de la Grande-Armée. Il y avait une boutique d’accessoires pour automobiles et motos. J’ai acheté un simple casque de scooter. J’ai fait toute la saison avec ce casque gris métal. J’avais aussi une combinaison très rudimentaire, bleue, en deux pièces. »
Henri se rendait sur les courses avec le break 404 de l’AGACI, la Lotus Seven sur la remorque. Après sa victoire à Montlhéry, il récidive à Magny‑Cours : « C’était très, très formateur parce que toutes les Lotus Seven étaient identiques, préparées de la même manière. Ça se pilote un peu comme une monoplace. C’est une voiture très réactive, très intéressante à conduire, très compétitive. Et c’était la meilleure voiture-école qu’on pouvait trouver à l’époque. Il faut se rappeler qu’il n’y avait pas de Karting en France et qu’il n’y avait pas encore les Volant Shell et Volant Elf. »
Après ces deux premiers succès, Henri doit laisser le volant à Philippe Delloye. Il le retrouve par la suite et se distingue dans les courses de côte : « Je ne sais pas pourquoi, les autres pilotes étaient moins intéressés par les courses de côte. Et moi, ça me passionnait. D’ailleurs, tout me passionnait. J’avais découvert qu’il y a tellement peu de poids à l’arrière d’une Lotus Seven qu’au démarrage on patinait sur 20 m et ça faisait perdre du temps. Donc j’avais trouvé qu’en démarrant en deuxième, je gagnais un temps infini. Certains concurrents ont posé une réclamation, pensant que j’avais une boîte spéciale. Ils n’avaient pas compris que je démarrais simplement en deuxième… »
A la fin de la saison, l’AGACI se classe troisième de la Coupe des Provinces (il y avait en face des pilotes tels que Patrick Depailler, Denis Dayan, Jimmy Mieusset, etc.) et décroche le Trophée de la Montagne : « Selon le règlement de la Coupe des Provinces, chaque automobile‑club devait faire courir plusieurs pilotes. Quasi chaque fois que j’étais au volant, je remportais la course. Et chaque fois que c’était quelqu’un d’autre, ça ne gagnait jamais. J’ai participé à beaucoup de courses de côte et j’ai été champion de la Montagne de l’opération Ford Jeunesse. »

Chez Matra Sports

Pour autant, la suite de cette carrière naissante était loin d’être garantie. « A la fin de cette opération Ford Jeunesse, mon père est allé voir le président de l’AGACI, M. Mestivier : “J’ai l’impression que mon fils a un certain don pour la conduite. Que faut-il faire maintenant ?” M. Mestivier lui a répondu : “Il faut lui acheter une Formule 3.” Mon père s’est tourné vers moi, il m’a dit : “Ta carrière vient de s’arrêter !” Pour moi, c’était fini. Je n’avais même plus la possibilité de reprendre mes études de médecine car je ne pouvais pas repasser une nouvelle fois ma deuxième année. Mon père m’a tout de même dit : “Je ne te laisserai pas tomber, je vais peut-être te payer un taxi à Paris.” Quel avenir ! Je n’ai jamais imaginé une seconde qu’il y aurait une suite en course automobile pour moi. »
Fort heureusement, Jean-Luc Lagardère a eu la bonne idée de créer Matra Sports. « Un miracle total parce que j’étais complètement perdu, assure Henri. Quelqu’un lui a parlé de moi. Il avait souvent une approche qui consistait à engager des gens d’expérience et des jeunes prometteurs. Il m’a embauché non pas comme pilote d’essai, mais comme pilote à l’essai. Nuance importante ! La première année, j’ai surtout nettoyé les carreaux du bureau du directeur sportif, j’aidais les mécaniciens, je balayais le bureau. Je n’ai jamais conduit une voiture ! »
On connaît la suite de l’histoire… Henri a fini par prendre le volant de quelques Matra, ce que Jean-Luc Lagardère n’a pas eu à regretter : trois victoires aux 24 Heures du Mans quand même ! Inutile de préciser que s’installer à bord de cette Lotus Seven si cruciale dans son parcours est un moment particulier.
C’est Robert Sarrailh qui a permis ces retrouvailles. « J’ai racheté cette voiture il y a une vingtaine d’années et j’attendais la bonne occasion pour la restaurer. Cette bonne occasion, c’est bien sûr le soixantième anniversaire des débuts d’Henri au volant de cette auto. »
Longtemps perdue de vue, cette Lotus a refait surface au milieu des années 80, un peu par hasard. « Un jour, j’ai accompagné un ami qui allait acheter des pièces de Cobra auprès d’un particulier, explique Alain Nibart. Nous nous sommes retrouvés dans le sous‑sol du vendeur parmi plusieurs voitures, dont cette Lotus Seven. Un brin énervé, le vendeur se prend les pieds dans la Lotus et s’emporte en disant qu’il va vendre cette auto. Je me suis porté volontaire pour l’acquérir. C’est en l’inspectant de plus près, après l’avoir achetée, que j’ai découvert des traces de peinture rouge et bleue qui correspondaient parfaitement à la voiture engagée par l’AGACI à la Coupe des Provinces… »
Henri Pescarolo a failli s’en porter acquéreur au début des années 2000, mais c’est finalement Robert Sarrailh qui l’a rachetée et l’a fait restaurer par Claude Rucheton, qui a réalisé un superbe travail.
Même si la chevauchée d’Henri sur la piste de ses débuts a été, un court moment, contrariée par l’insolite casse d’une vis platinée, il a pris plaisir à se replonger dans la peau du jeune débutant qu’il était soixante ans plus tôt.

Retrouvez notre reportage consacré à Henri Pescarolo dans le Sport Auto n°751 du 26/07/2024.